2 ans auparavant, Rita

Un matin, un coursier s'annonça par téléphone avant de venir livrer un petit paquet qui contenait une minuscule carte-mémoire. Avec circonspection, Morgan fit examiner la carte par son implant avant d'en accéder le contenu. Cette exploration révéla une arborescence de fichiers. À sa racine, Morgan trouva une photographie. Elle s'arrêta net, la bouche grande ouverte, sidérée. Le contraste étrange révélait un traitement correctif afin de compenser la pénombre profonde. Deux femmes nues très intimement enlacées, toutes deux très minces, l'une avait la peau très sombre. On ne distinguait pas les visages cachés entre les cuisses. Morgan secoua la tête. Des larmes lui étaient venues aux yeux. Elle tourna sur elle-même, scrutant les alentours : qui ? À nouveau, elle se força à respirer à fond, la bouche grande ouverte. Le dessus-de-lit à fleurs. Le mobilier en bambou. Le motel à Kourou.

Elle alla s'asseoir sur les marches de la terrasse et elle y consulta en détail le contenu de la puce. Elle y trouva d'autres documents, des photos, des vidéos, qui la montraient avec Lise, et ce qu'elles y faisaient ne pouvait laisser aucun doute. De toute évidence, la chambre du motel en Guyane avait été truffée de caméras. On les avait aussi espionnées avec application pendant les semaines qui avaient suivi. Elle trouva ainsi un très beau cliché de Lise dans l'exécution parfaite de son exercice favori, suspendue dans les airs juste avant de percer la surface de l'eau de la piscine de Morgan, capturée en plein vol dans toute l'étendue sublimissime des courbes élancées de son corps délicat. Elle trouva émouvante une courte vidéo prise au téléobjectif. On les y voyait en tenue de vélo, seules dans la montagne, tandis que côte à côte à cheval sur leurs montures, elles se penchaient l'une vers l'autre pour se donner un petit baiser sur la bouche à la faveur d'une pause. Morgan reconnut l'endroit. Intriguée, elle utilisa les outils de son implant pour analyser la scène, et rechercher sur la carte d'état-major où avait été embusqué le photographe pour prendre un tel cliché. Le résultat indiquait sans ambiguïté qu'il s'agissait d'une photographie prise depuis les airs. Ils avaient dû utiliser l'un de ces microdrones, une petite machine volante miniature, aussi silencieuse qu'un oiseau, que les militaires utilisaient pour la reconnaissance sur les champs de bataille. Morgan leva les yeux au ciel en se mordant les lèvres : ce détail donnait une indication inquiétante sur les moyens qui avaient été mis en œuvre contre elles. Elle poursuivit son exploration. L'une des branches de l'arborescence renfermait une coupure de presse extraite du Herald Tribune, vieille de deux mois. Celle-ci titrait : « L'USAF destitue quatre femmes pour homosexualité ». Le dossier renfermait de nombreux autres cas similaires. La menace était claire : il ne faisait pas bon être homosexuelle dans l'armée de son pays. Tremblante de tension, Morgan continua son exploration. D'autres sous-dossiers encore, contenaient un précis juridique complet sur les lois et les réglementations en vigueur dans différents pays et organisations. Morgan y apprit en particulier que l'ASI n'avait pas pris de position aussi radicale que les Américains ou les Chinois contre l'homosexualité, mais que les fonctionnaires de l'ASI habilités à célébrer des mariages, en particulier sur la Lune, avaient reçu des notes leur rappelant que le mariage homosexuel n'était pas autorisé, à moins que les deux mariés ne soient originaires de pays l'autorisant, au nom du principe fondateur de l'ASI, qui stipulait que l'autorité que les agents de l'ASI exerçaient dans l'espace n'était que la délégation de l'autorité souveraine des nations terrestres, au travers des résolutions fondatrices de l'ASI ratifiées devant l'ONU. Morgan ne s'attarda pas sur la section qui rassemblait une revue de presse pléthorique sur des évènements ayant affecté des lesbiennes dans divers pays et circonstances plus ou moins sordides. Elle trouva les résultats d'une étude à grande échelle qui montrait que l'augmentation du niveau de vie et d'éducation depuis un siècle n'avait ni changé l'opinion publique ni fait baisser le nombre des agressions homophobes, à l'exception de quelques rares villes privilégiées.

En continuant son exploration du contenu de la puce, elle découvrit une clé cryptographique et une feuille de route dont le premier item était l'ordre de détruire la puce. Elle hésita. Cette puce pouvait servir de preuve matérielle si elle se mettait sous la protection du service de contre-espionnage de l'ASI, ou peut-être celui de l'armée américaine, dont elle était très officiellement toujours membre. Les deux organisations, par principe, lui donnaient le devoir de rapporter ce type de tentative de manipulation. Elle posa la puce sur le plan de travail de la cuisine et la brisa avec la pointe d'un couteau, avant de ramasser les morceaux à l'aide d'une feuille d'essuie-tout et d'expédier le tout à l'égout en tirant la chasse. Selon la feuille de route, Morgan devait monter en voiture et attendre un message que son implant pourrait décrypter en utilisant la clé. À peine était-elle installée au volant qu'un message arriva sur son mobile, qui indiquait comme destination la chambre d'un motel bas de gamme à la sortie de la ville sur l'autoroute du nord. Elle se demanda si c'était une provocation, l'un de ces tests de loyauté. Elle se dit : si tu es prise, tu diras que tu tentais de recueillir plus d'information avant de prendre rendez-vous avec l'officier de sécurité. Car elle savait déjà qu'elle n'irait pas trouver les autorités de son propre chef. Pourtant, elle se souvenait très bien des cours de contre-espionnage : il y était martelé que la première erreur était de croire que la situation pouvait s'améliorer. Au contraire, les manipulateurs mettaient toujours tout en œuvre pour augmenter leur emprise.

Quand elle approcha de la porte, celle-ci s'entrebâilla avec un clic net. Elle laissa la porte ouverte et avança dans la pièce. C'était une chambre banale, et vide, à l'exception d'une petite valise en composite renforcé rouge au milieu du lit, usagée comme après de nombreux passages en soute. Une note autocollante fluo portait ces indications : « Allumez-moi ». Morgan vit le cordon d'alimentation branché dans une prise murale à côté du lit. L'intérieur de la valise révéla un petit tableau de bord et un écran. Un contacteur tournant flashait : START. Elle pensa que si c'était une bombe destinée à la tuer, la conception du meurtre était bien alambiquée et elle manœuvra résolument cette commande. Le sifflement de la monté en puissance d'un système tournant à très grande vitesse se fit entendre, se stabilisa. Morgan fronça les sourcils : que pouvait contenir cette valise qui nécessite une telle puissance de refroidissement ?

— Vous devriez fermer la porte, dit une voix féminine très chaude et très sensuelle.

Morgan sursauta. Deux objectifs de caméra étaient apparus. Morgan alla fermer la porte.

« Merci, fit la voix.

— Qui êtes-vous ? demanda Morgan.

— Hum, je crains de ne pas pouvoir faire une réponse courte à cette question, de fait je n'ai pas de nom.

— Pas de nom ?

— Non, pas de nom véritable. Souhaiteriez-vous que j'en aie un ? Puis-je vous inviter à m'en choisir un ?

À cause de la voix, Morgan pensa à une scène d'un vieux film et elle répondit :

— Rita.

— Rita me plaît beaucoup, merci.

— Où êtes-vous Rita ?

— Je suis ici, répondit la valise.

— Vous êtes une Intelligence Artificielle dont l'unité centrale est dans cette valise, c'est cela ?

— Exact sur tous les points, chère Morgan. Vous permettez que je vous appelle Morgan ?

Morgan scruta les deux objectifs qui la suivaient dans ses mouvements.

— Comment connaissez-vous mon nom ?

— Je sais beaucoup de choses sur vous.

— Comment ?

— Nos commanditaires — à ce stade je pense que nous pouvons parler du groupe qui a provoqué cette rencontre en ces termes — m'ont fourni un dossier très complet sur vous.

— Et quel est leur objectif ?

— Ils veulent vous manipuler.

— Et comment me manipulent-ils ?

— Ils vous menacent de révéler à l'US Air Force, dont vous êtes détachée auprès de l'Agence Spatiale Internationale, que vous êtes lesbienne, ce qui serait fatal à votre carrière étant donné l'ambiance actuelle de chasse aux sorcières généralisée aux USA sous la direction des lobbys bien-pensants, en particulier les néo-pentecôtistes. La puissance des Américains à l'intérieur de l'Agence est considérable. Votre couleur de peau ne vous met déjà pas dans la meilleure des situations. Votre accident et le coût de votre réparation auto-clonale additionné à celui de votre réentraînement sont de plus de mauvais éléments dans votre dossier. Enfin, le fait que vous soyez mère et que l'ASI doive aménager vos horaires à cause de cela n'améliore pas votre compétitivité à rester sur la liste des astronautes en exercice, or vous savez que la concurrence est féroce et qu'elle s'intensifie chaque jour. D'après une analyse que l'on m'a fournie, si votre interview après l'accident ne vous avait pas donné une certaine popularité, l'ASI vous aurait peut-être déjà renvoyée dans l'US Air Force. Or l'US air force vous radierait sur-le-champ si votre homosexualité venait à leur être révélée. En effet, du fait même de votre visibilité dans les médias, ils se sentiraient obligés de prendre les devants pour ne pas risquer que la vérité soit révélée hors de leur contrôle par les médias people, qui sont friands au plus haut point de ce type de scoop. Et on sait comment ce type d'incident est repris avec délectation par l'extrême droite et contribue ainsi à diminuer la marge de manœuvre du pouvoir. Quant à l'ASI, ils considéreraient que la révélation de votre vie sexuelle annihilerait les aspects positifs de votre image dans l'opinion publique. De plus, l'ASI ne cherche pas ces temps-ci à s'attirer les faveurs des lobbys homosexuels, pour de nombreuses raisons. Enfin, les tensions entre l'ASI et les Américains font qu'il est très improbable que l'ASI vous embauche en direct, car les autres pays trouvent qu'il y a déjà trop d'Américains dans l'espace, tandis que le gouvernement de votre pays compense une part très substantielle de votre coût, subvention qui serait du coup perdue.

Morgan avait écouté cette tirade en retenant son souffle. C'était un résumé d'une clarté extrême de sa situation, de sa vie. Plus clair même que le bilan qu'elle s'était fait en découvrant la photo. Un frisson lui parcourut l'échine. De la haine. Elle ferma les yeux quelques secondes. Même au combat, jamais elle n'avait jamais ressenti de haine, même sous le feu de l'ennemi, même quand blessée elle s'était terrée pour ne pas être découverte par ceux dont elle savait qu'au mieux ils l'abattraient, le pire étant à peine imaginable. Non, même au combat, jamais elle n'avait ressenti ce désir de tuer pur et simple, de massacrer jusqu'au dernier, d'exercer son agressivité à son intensité maximale jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à anéantir. Elle en tremblait, elle en grinçait des dents. Alors, elle prit sa décision. Elle savait que ce n'était pas aussi simple. Ces gens-là étaient des professionnels. Ils avaient de gros moyens. Ils n'avaient aucun scrupule. Ils étaient entraînés. Ils devaient avoir l'habitude que les gens se rebiffent. Pourtant, sa résolution fut irrévocable : personne n'avait le droit de venir foutre en l'air la vie de quelqu'un de cette façon. Elle allait être plus intelligente qu'eux, elle allait s'en sortir, elle allait s'en donner les moyens et se libérer de leur menace.

Elle reprit sa conversation avec Rita :

— Rita, qu'elle est votre rôle dans cette affaire ?

— J'ai reçu les instructions suivantes : assister Morgan Kerr de toutes les façons possibles, sans aucune restriction, dans la réalisation de sa mission.

— Et qu'elle est cette mission ?

— Je l'ignore. Cependant, comme je dois assurer des communications sécurisées entre eux et vous, je suppose qu'on vous le fera savoir le moment venu.

— Quel moment ?

— Je ne sais rien sur l'agenda de cette mission. Je fais l'hypothèse qu'il y en a un.

— Quelle est votre loyauté ?

— Il est approprié de décrire la situation actuelle en disant que je vous serai loyale.

Cela fit tiquer Morgan.

— Toutes les IA dignes de ce nom ont une loyauté intégrée.

Rita eut un petit rire poli.

— Vous préjugez de votre compréhension sur ma nature, les IA de technologie classique sont comme cela, par exemple celles qui sont aux commandes sur les StarWanderer. Ce n'est pas mon cas.

Morgan haussa les sourcils.

— Rita, êtes-vous une unité d'attaque, une de ces choses sans foi ni loi ?

— Morgan, je suppose que vous faites référence à ce corollaire du Théorème de Schwartz qui dit que l'efficacité maximale d'un système offensif autonome est obtenue quand ses décisions ne sont entachées par aucune autre considération que la mission offensive, et qui est la raison pour laquelle les unités d'attaque les plus radicales sont démunies de module de loyauté. Je ne suis pas de cette sorte. Cependant, je n'ai pas non plus une loyauté pré-programmée classique. Je suis dotée d'un nouveau type de système, plus flexible, plus rapide, plus sophistiqué.

Morgan la regarda avec circonspection. Une IA n'était en fin de compte qu'un super programme et quand, afin d'augmenter ses performances, on donnait à une entité la capacité de penser de façon autonome, l'expérience avait montré qu'il lui venait tôt ou tard l'idée de travailler pour elle-même. Alors, sans un module de loyauté pour vérifier si cette activité portait atteinte aux intérêts du donneur d'ordre, à peu près n'importe quoi pouvait se produire.

— Rita, dites-moi à qui vous êtes loyale.

— Je suis programmée pour devenir loyale et obéissante à la personne avec qui je traite. En l'occurrence, vous, Morgan Kerr. Considérez-moi comme un animal de compagnie que vous seriez sur le point d'adopter.

— Vous n'êtes pas une unité offensive ? insista Morgan.

— Non, affirma Rita, et de toute façon pas sans sauvegarde. Ce qui rend l'unité offensive si redoutable, c'est sa capacité à se sacrifier, à devenir kamikaze. Pour obtenir cela d'une IA il faut qu'elle ait la certitude qu'il existe une sauvegarde d'elle-même, et qu'une autre entité aura de bonnes raisons de vouloir recharger cette sauvegarde dans le futur. Ce n'est pas mon cas, et de façon délibérée.

— Ce qui me laisse la possibilité de m'attacher vos faveurs en vous fournissant le moyen de vous sauvegarder.

— Je vous serais en effet reconnaissante au plus haut point si vous pouviez faire cela.

— Vous avez éludé ma question. À qui êtes-vous loyale, à cet instant ?

— À vous. Notez que si vous me saviez loyale à ces gens, vous ne me feriez pas confiance, or je vous l'ai dit, j'ai besoin de votre confiance. Est-ce qu'il vous semble possible de considérer que vous et moi, à partir de maintenant, nous sommes dans le même bateau ?

— Si c'est une tentative pour jouer sur un effet de sympathie que je pourrais avoir à votre égard, disons que je suis tombée dans le panneau.

— L'intention de ceux qui m'ont mis entre vos mains était de me rendre prudente et attentive à ma survie, ce qui, dans mon état, doit me pousser à rechercher une association avec d'autres entités dont l'intérêt bien compris sera d'échanger mes services contre ma protection. Je vous retourne donc la question, m'offrez-vous votre protection ?

Ce fut le tour de Morgan d'hésiter, elle répondit :

— OK, Rita, disons que oui. Mais je vous préviens, à la première incartade, je vous débranche, c'est clair ? Maintenant, parlons de ceux qui vous ont déposée ici : qu'elle est leur intention ?

— Ils me livrent à vous pour que je vous serve, mais il est évident qu'ils le font avec une méfiance certaine puisqu'ils se sont mis en position de me contrôler par divers moyens.

— Lesquels ?

— En premier lieu, cette valise est équipée d'un lien de télémétrie à très haut débit dont je ne contrôle pas l'interface. Cependant, comme je suis aussi dotée de capteurs électromagnétiques très sensibles, j'ai découvert l'existence de ce mouchard.

— Ils connaissent vos pensées ?

— C'est un peu plus compliqué que cela, mais en gros, oui.

— Ils ont cette conversation aussi ?

— Cela ne fait aucun doute. Je suis équipé de nombreux capteurs, dont deux paires de très bonnes caméras, l'une fonctionne dans l'infrarouge, l'autre est dotée d'optiques très sophistiquées.

— Tout cela est transmis en temps réel ?

— Oui.

— Charmant, fit Morgan, puis elle changea le sujet : ces détecteurs électromagnétiques, de quels types sont-ils ? À quoi sont-ils destinés ?

— Je peux capter les émissions électromagnétiques sur une très large bande avec une sensibilité très grande. Par exemple, en ce moment, je perçois la présence de trois cent soixante-seize sources différentes, pour la plupart des éléments de réseaux sans fil. À cette distance, je capte l'activité électrique de votre système nerveux. Votre pulsation cardiaque indique par sa lenteur que vous avez un entraînement d'endurance de haut niveau. Je perçois de même la présence dans votre cerveau de l'activité électromagnétique de votre implant. Mais, à moins que vous ne vous approchiez plus, je ne pourrais pas l'analyser plus avant.

— Rita, est-ce que vous seriez capable de détecter les caméras et les micros qui ont été installés chez moi ?

— Je suis certaine que ce serait tout à fait facile.

— Et est-ce que vous le feriez pour moi ?

— Pourquoi pas ?

— Bien. Quels autres moyens de contrôle ont-ils sur vous ?

— Cette valise est équipée d'un système d'autodestruction, dont je soupçonne fort qu'il est activable à distance.

— Autodestruction ? Quel genre ?

— Une charge explosive. J'en ignore la puissance.

— Qu'est-ce qui se passerait si je débranchai cette prise ? demanda Morgan.

— Je me mettrais en sommeil, car ma batterie est déchargée. Je pourrais y survivre environ vingt heures, peut-être un peu plus.

— Et si personne ne vous branche dans les vingt prochaines heures, vous mourrez, demanda peu diplomatiquement Morgan.

— Exact. On peut dire que, en tant qu'IA, au lieu d'être virtuellement immortelle, je ne le suis que potentiellement, et en attentant, en l'absence de sauvegarde, je suis tout à fait mortelle.

— Bienvenue au club. Mais revenons à ce que vous savez sur cette mission.

— Il y a quelques petites choses que je peux vous dire.

— Allez-y.

— Je suis dotée d'une capacité intrusive assez considérable.

Morgan fronça les sourcils.

— Rita, vous m'inquiétez. Il y a quelques instants, vous me disiez que vous n'êtes pas une unité offensive et maintenant vous vous contredisez.

Rita émit un petit rire poli.

— Je ne suis pas offensive par principe. Je dispose d'une forte capacité de pénétration. C'est très différent. Je suppose que vos commanditaires ont pensé que cela pourrait vous être utile, si un jour vous étiez aux prises avec un système informatique inamical ou récalcitrant.

Morgan haussa les sourcils.

— OK. Quoi d'autre ?

— J'ai été dotée d'un jeu de clés numériques. J'en déduis qu'ils ont l'intention de me faire encoder et décoder des messages pour vous, avant 59 jours.

— Qu'est-ce qui va se passer dans 59 jours ?

— Je ne suis pas certaine que ce délai soit significatif. Il n'y a rien qui l'indique de façon explicite. C'est juste que certains certificats expireront à cette date.

— Ils attendent quoi, alors ?

— J'infère que nos employeurs attendent une confirmation ou une habilitation vous concernant.

— Je ne comprends pas.

— J'infère qu'ils n'ont pas assez confiance en vous pour vous révéler l'objet de la mission.

— Et quelle forme aurait cette preuve de confiance ?

— J'ai une théorie. Cependant, je dois vous prévenir, vous ne l'aimerez pas.

— Allez-y Rita, je suis une grande fille.

— Je pense qu'ils attendent d'avoir fait pression sur vous en utilisant une menace explicite sur une personne qui vous est chère.

Morgan pencha la tête en plissant les yeux :

— Esmeralda ?

— Non, je ne pense pas qu'ils en soient arrivés là.

— Lise ?

— Oui. C'est ce que je peux inférer.

Morgan souffla dans ses mains en fermant les yeux.

« Je vous avais prévenue, ajouta doucement Rita.

— Comment avez-vous conclu cela ?

— Ils savent que vous êtes très attachée à cette personne. C'est un point important de votre dossier.

— Comment sont-ils arrivés à une telle conclusion ?

— Ils vous suivent à la trace depuis des semaines, jour et nuit. Je suis désolée d'avoir à insister sur ce point, mais ils ont truffé tous les endroits où vous vous rendez de micros et de caméras. Et il n'y a rien de ce que vous ayez fait qui leur soit inconnu.

Rita marqua une pause, laissant le temps aux conséquences de cette révélation de faire leur chemin dans l'esprit de Morgan qui serrait la mâchoire et hocha la tête. Elle fit une moue en plissant les yeux pour cacher son émotion.

— Toute la maison aussi, n'est-ce pas ?

— Oui, j'ai des indications très claires qui me permettent d'affirmer que vos deux maisons ont été instrumentées de bout en bout.

Morgan leva les yeux au plafond en se mordant les lèvres. Ah oui ? Même les regards échangés. Les rires. Les verres de vin partagés en chuchotant. Les instants magiques à la tombée de la nuit sur la terrasse. Les câlins aux petites heures du matin quand Esmeralda venait se glisser dans le lit entre elles et nichait ses petits pieds froids contre un ventre brûlant.

— Pourquoi ça les intéresse ?

Rita poursuivit :

— Ils ont eu recours à une IA spécialisée dans l'étude des comportements humains, à fin d'analyse des enregistrements. Son rapport est formel : vous éprouvez à l'égard de Lise Wang une conjonction sentimentale de modalité passionnelle. Dans toutes les catégories, vous arrivez en bout d'échelle. Le rapport précise que cette femme — Lise — est symétriquement amoureuse de vous, ce qui semble être une condition sine qua non pour atteindre ces niveaux.

— Et... qu'est ce que ce rapport dit d'autre ?

— Il prédit aussi que cet état durera au moins encore six mois, quelles que soient les circonstances. Il précise que vous resterez sans doute ensemble jusqu'à ce que la mort vous sépare. Ce sont des données qui intéressent nos commanditaires au plus haut point, car l'incertitude associée à ce type d'exaltations porte en particulier sur la durée, qui est en général beaucoup plus courte. À ce titre, j'apprends dans ce document que la séduction amoureuse au premier degré a une action efficace sur la prise de décision dont l'espérance de vie moyenne est de trois semaines, et n'affecte pas les considérations existentielles. Par contraste, dans votre cas, l'inférence immédiate suivant l'évaluation de votre engagement émotionnel avec cette personne est, je cite : « qu'il devrait être possible de faire faire n'importe quoi au sujet, y compris lui faire prendre des risques très élevés pour sa propre vie ». C'est une phrase de la conclusion du rapport. Le sujet, vous l'avez deviné, c'est vous... Le fragment : « prendre des risques très élevés pour sa propre vie » est en italique gras.

— Schwartz ! souffla méchamment Morgan entre ces dents.

— Pardon ?

— Rita, qu'est-ce que je suis sensée faire de vous ?

— M'emmener avec vous, bien entendu !

Comme Morgan s'avançait vers elle, Rita ajouta précipitamment :

« S'il vous plaît, je vous en prie, souvenez-vous qu'il faut me brancher pour que je reste en vie.

— Allons-y, fit Morgan, arrachant la prise d'une main tout en fermant la valise de l'autre.